22.
Apparemment, l'heure était venue pour Tucker d'apaiser les rancœurs d'autrui et d'alléger ses propres remords. Il ne s'en demandait pas moins comment, après avoir traversé la majeure partie de sa vie en surfant au-dessus des remous, il pouvait ainsi se retrouver plongé jusqu'au cou dans un tel maelström de problèmes.
La tension de Caroline chargeait encore l'atmosphère qui l'entourait. Il aurait bien voulu fumer, mais son paquet de cigarettes était resté à l'étage et puis, de toute façon, avait dû prendre l'eau dans la pochette de sa chemise détrempée.
Il leva les yeux vers la pénombre de l'escalier, regrettant la paix et la solitude de la chambre. Puis son regard se porta en direction de la cuisine où grésillait la lampe à huile, et où couvait l'orage.
Lorsqu'il y rejoignit Caroline, elle se tenait debout devant l'évier, en train de regarder par la fenêtre, exactement comme la veille au matin, après le départ de Burns. Seulement, cette fois, elle faisait face aux ténèbres.
Tucker ne voulait pas qu'elle les affronte toute seule. Il vint se placer derrière elle, et éprouva aussitôt une amère frustration en sentant les épaules de la jeune femme se raidir à son contact.
— Tu sais, d'habitude, lorsque je me trouve avec une amie qui broie du noir, j'essaie de la détendre pour l'amener à revenir au lit. Et si ça ne marche pas, je cherche le plus court chemin pour m'éclipser.
Ignorant ses réticences, il se mit à masser ses épaules contractées.
— Mais avec toi, la méthode habituelle me paraît peu appropriée.
— Une petite blague ne me dérangerait pas, pourtant.
Il appuya son front contre sa tête. Quelle pitié ! songea-t-il. Hormis les souffrances de cette femme, rien ni personne ne parvenait à lui occuper l'esprit.
— Parle-moi, Caroline.
Elle ouvrit le robinet d'un geste brusque pour nettoyer l'évier.
— Il n'y a rien à dire.
Relevant la tête, Tucker avisa leur reflet dans la vitre sombre. Il savait qu'elle aussi pouvait le distinguer, mais il doutait qu'elle perçût comme lui la fragilité de ce couple fantomatique, la facilité avec laquelle il était susceptible de s'évanouir.
— Après que tu es descendue, tout à l'heure, je sentais encore ta présence contre moi. Tu étais tendre, détendue. Et voilà que tu es un véritable sac de nœuds. Je n'aime pas te voir dans cet état.
— Tu n'y es pour rien.
La rapidité avec laquelle il lui fit faire volte-face les surprit tous deux, de même que la violence à peine contenue de ses propos.
— Tout ce que tu souhaites, c'est te servir de moi pour ton seul plaisir. Pour tout oublier. Et, l'instant d'après, tes problèmes reviennent au galop, et je n'existe plus. Si ce qui s'est passé entre nous, là-haut, n'était pour toi qu'une simple galipette, alors dis-le et je me plierai à cette comédie. Mais, pour moi, c'était plus que ça.
Il la secoua un peu, comme pour ébranler le mur qui s'était brusquement dressé entre eux.
— Sacré bon sang, je n'ai jamais ressenti une chose pareille auparavant.
— Arrête de me bousculer.
Le regard étincelant, elle essayait de le repousser.
— Ma vie durant, j'ai dû accepter que les autres me bousculent. J'en ai fini avec cette histoire.
— Tu n'en as pas encore fini avec moi. Si tu crois pouvoir prendre ce qui te plaît pour me flanquer ensuite à la porte, tu te trompes. J'y suis, j'y reste.
Et, comme pour le lui prouver, il écrasa ses lèvres contre les siennes en un baiser âpre et possessif.
— Il va bien falloir que nous nous en accommodions tous les deux.
— Je n'ai à m'accommoder de rien du tout. Je peux te dire oui, comme je peux te dire non, et je peux aussi...
Elle s'interrompit soudain et ferma douloureusement les paupières.
— Oh, pourquoi suis-je en train de me disputer avec toi? Ce n'est pas toi qui es en cause.
Prenant une profonde inspiration, elle lui glissa des bras.
— Non, ce n'est pas toi qui es en cause, Tucker. C'est moi, et me mettre en colère contre toi n'arrangera rien.
— Ça ne me dérange pas que tu te mettes en colère, si ça te fait du bien — enfin, pas trop tout de même.
Elle sourit tout en se frottant machinalement les tempes.
— Je crois qu'une des pilules miracles du Dr Palamo serait plus efficace.
— Essayons plutôt autre chose.
Il lui saisit les mains et la guida jusqu'à une chaise.
— Assieds-toi, je vais nous verser un peu de ce vin que je t'ai apporté l'autre jour. Après, tu m'expliqueras pourquoi ce coup de fil t'a rendue fumasse.
— Fumasse, répéta-t-elle en refermant les yeux. L'expression est parlante. Ma mère, elle, dirait «excédée ». Mais j'aime bien fumasse.
Elle rouvrit les yeux, une infime lueur d'amusement dans le regard.
— Eh bien, on m'a sacrement fait fumer ces derniers mois. C'était ma mère qui m'appelait.
— J'ai cru le comprendre, dit-il en rebouchant la bouteille. Et j'ai cru comprendre aussi qu'elle était... « excédée » par ce qui s'était passé hier.
— Absolument. Surtout qu'on lui en a parlé au cours d'une réception à laquelle elle assistait. Les Yankees ont aussi la manie des commérages — même si la coterie de ma mère les appellerait plutôt des causeries. Mais elle s'inquiétait surtout de voir la presse s'emparer de la rumeur, d'autant que je dois bientôt donner un important récital. Elle craint que le Président et le chef du Soviet suprême refusent d'entendre le Concerto n° 5 pour violon de Mozart, s'ils apprennent que la musicienne vient de pulvériser la tête de quelqu'un.
Elle prit le verre que lui tendait Tucker et porta un toast rapide.
— La fille de Georgia Waverly est censée éviter les publicités de mauvais goût, reprit-elle. Sinon, qu'en penserait le MLF?
— Peut-être avait-elle peur pour toi.
— Peut-être. Oh, elle ne supporterait pas qu'il m'arrive quoi que ce soit, rendons-lui cette justice. Elle m'aime vraiment. A sa manière, du moins. Seulement, c'est une sorte d'amour qui est difficile à contenter.
Elle but une gorgée de vin. Le breuvage était glacé, aigre, revigorant.
— Elle a toujours voulu le meilleur pour moi, ou plutôt ce qu'elle pensait être le meilleur. Et j'ai passé ma vie à la satisfaire. Puis j'ai dû faire un sévère retour sur moi-même et me résigner à la décevoir.
— Les gens s'habituent à ce qu'on leur donne, repartit Tucker en s'asseyant en face d'elle, de l'autre côté de la table où palpitait la lampe à huile. Il lui faudra sans doute encore un peu de temps pour accepter que tu aies changé les règles du jeu.
— Elle peut aussi très bien ne jamais l'accepter. Je dois m'y attendre.
Réchauffant le verre entre ses deux mains jointes, elle parcourut la pièce des yeux. Le vieux réfrigérateur tonna soudain avant de reprendre son bourdonnement plaintif. La pluie gouttait mélodieusement du chéneau.
Sur le linoléum râpé et les rideaux défraîchis, la lampe projetait une lumière indulgente et fraternelle que la jeune femme, épuisée, trouvait prodigieusement réconfortante.
— J'aime cette maison, murmura-t-elle. Malgré tout ce qui est arrivé ici, je m'y sens bien. Et puis je désire...
— Quoi donc?
— Me sentir chez moi quelque part. Un peu de simplicité, de stabilité.
— Il ne me semble pas qu'il faille t'en excuser.
Ainsi, il l'avait entendu, se dit-elle avec un petit sourire triste. Il était toujours là, cet immanquable ton d'excuse qu'elle prenait chaque fois qu'elle désirait quelque chose pour elle-même.
— Non, je n'ai pas à m'en excuser. C'est d'ailleurs un travers que je m'efforce de perdre. Mais, vois-tu, elle ne saisirait jamais ce que je suis en train de te dire. Ce que je ressens. Et elle ne peut pas comprendre davantage ce que je désire.
— Bon, alors il s'agit de décider si tu veux lui faire plaisir, à elle, ou te faire plaisir à toi.
— J'en suis arrivée moi-même à cette conclusion. Mais c'est difficile. Le fait de me faire plaisir la détache si complètement de moi. Elle a grandi dans cette maison, Tucker. Et elle en a honte. Elle a honte d'avoir eu un père qui gagnait sa vie en hachant du coton et une mère qui préparait des confitures. Honte de l'endroit d'où elle est issue, honte des personnes qui lui ont donné la vie et qui ont essayé de la lui rendre le plus agréable possible.
— C'est son problème, pas le tien.
— Pourtant, cette honte-là m'a amenée, moi, jusqu'ici. C'est ce qui nous relie l'une à l'autre. Je suppose néanmoins qu'il en est ainsi dans toutes les familles, et que personne ne peut vraiment choisir ses antécédents.
— Certes, mais tu peux au moins choisir ce qui viendra après toi.
— Ce qui vient ensuite est toujours lié à ce qui existait avant. Ma mère ne m'a jamais laissé une seule chance de connaître mes grands-parents. Ils ont dû beaucoup se priver pour l'envoyer à l'université, à Philadelphie. Mais cela...
Elle s'interrompit un instant.
— Cela, reprit-elle sur un ton d'amer regret, ce n'est pas elle qui me l'a appris. Je le tiens de Happy Fuller. Ma grand-mère s'est mise à faire du repassage et de la couture à domicile, ce que les dames appellent des ouvrages d'agrément, afin d'assumer les frais de scolarité. Mais ils n'ont pas eu à payer longtemps, ce qui a été une bénédiction pour eux, j'imagine. Ma mère a rencontré mon père avant la fin du premier semestre. Papa m'a souvent raconté comment il avait essayé de se défiler du rendez-vous qu'avait arrangé pour lui son colocataire. Et comment, au premier coup d'œil posé sur ma mère, il en était tombé amoureux. T'es-tu jamais figuré tes propres parents dans cette situation? Tombant amoureux l'un de l'autre à la seconde où ils se voyaient?
— Mon père a jeté son dévolu sur maman quand il avait à peine douze ans, expliqua Tucker. Elle l'a fait attendre six ans de plus.
— Ma mère a agi plus rapidement. Ils étaient tous deux mariés avant la fin de sa première année d'université. Les Waverly étaient une famille de la vieille bourgeoisie de Philadelphie. Mon père, à l'époque, se destinait déjà à devenir avocat d'affaires. Je sais bien qu'elle a dû déployer de gros efforts pour s'adapter à ce nouveau milieu, mais aussi loin que je m'en souvienne, elle a toujours été bien plus snob qu'aucun des Waverly. Une maison dans le quartier huppé de la ville, tous ses vêtements commandés chez les stylistes les mieux cotés, des vacances comme il faut dans des logements comme il faut à la saison qu'il faut.
— La plupart des gens ont tendance à en faire trop lorsqu'ils ont quelque chose à prouver.
— Oh, ça, elle en avait, des choses à prouver. Et en premier lieu, elle a mis au monde un enfant qui était censé l'aider dans cette tâche. J'avais une gouvernante pour s'occuper des aspects les plus fastidieux de mon éducation, tandis qu'elle, elle se chargeait des bienséances, du maintien, des bonnes manières. Elle avait coutume de m'envoyer chercher pour que je la rejoigne dans son boudoir. Là-dedans, ça sentait toujours la rose de serre et Chanel. Elle m'inculquait alors longuement ce qu'on attendait d'une Waverly.
Tucker tendit la main pour lui caresser les cheveux.
— Et qu'attendait-on d'une Waverly?
— La perfection.
— C'est une rude exigence. En tant que Longstreet, mon père attendait seulement de moi que je sois « un homme ». Cela, évidemment, écrit dans son esprit en grosses lettres capitales. Nos idées sur le sujet ont divergé avec le temps. Cela dit, il ne me dressait pas non plus dans le salon. Son truc, c'était plutôt le bûcher.
— Oh, mère n'a jamais porté la main sur moi. Elle n'en avait pas besoin. C'est elle qui a voulu que j'apprenne le violon. C'était de bon ton, selon elle. Et après tout, je devrais lui en être reconnaissante, sans doute...
Elle poussa un soupir.
— Mais après, il ne lui a plus suffi que j'en joue bien. Je devais être la meilleure. Fort heureusement, j'avais du talent. Une enfant prodige — c'est ainsi qu'elle m'appelait. Je n'avais pas encore dix ans que l'expression me faisait déjà grincer des dents. C'est elle qui a choisi mon répertoire, mes professeurs, mes tenues de concert... et mes amis. Et puis j'ai commencé à effectuer des tournées, à titre exceptionnel d'abord, à cause de mon âge. Ensuite, j'ai eu des précepteurs, et le nombre des tournées s'est mis à augmenter. A seize ans, le pli était pris, et durant les douze années et quelques qui ont suivi, ça n'a fait qu'empirer.
— C'est ce que tu voulais?
Cette simple question la fit sourire. Il était le premier à la lui poser.
— Chaque fois que je commençais à penser que j'avais le choix, elle venait me rappeler à l'ordre. En personne, par téléphone, ou encore par courrier. On aurait dit qu'elle pouvait sentir de loin l'instant où cette petite graine de rébellion se mettait à prendre racine. Elle la balayait alors d'une chiquenaude. Et moi, je la laissais faire.
— Pourquoi?
— Je voulais qu'elle m'aime.
Ses yeux se remplirent de larmes. Elle battit des paupières pour les refouler.
— J'avais peur de perdre son affection. J'étais sûre qu'elle me la retirerait à la moindre défaillance.
Confuse, elle voulut chasser une larme qui lui avait échappé.
— Tragique, non?
— Non, dit-il en lui essuyant la joue. Triste. Triste pour elle.
Caroline prit une inspiration frémissante, tel un nageur luttant contre la marée pour regagner le rivage.
— Il y a environ trois ans de cela, poursuivit-elle, j'ai rencontré Luis, à Londres. C'était le plus brillant chef d'orchestre avec lequel j'avais jamais travaillé. Il était jeune alors — trente-deux ans — et avait déjà conquis les faveurs de toute l'Europe. Il dirigeait les orchestres avec la maestria d'un matador dans l'arène. D'une manière impérieuse, arrogante, séductrice. Il avait un physique étourdissant, un charme irrésistible.
— Je vois le genre.
Elle eut un petit rire.
— Je n'avais que vingt-cinq ans à l'époque. Je n'avais jamais connu d'homme.
Tucker, qui avait levé son verre, le reposa aussitôt sur la table.
— Tu n'avais jamais...
— Fait des galipettes?
L'air sidéré qu'affichait Tucker la fit sourire un bref instant.
— Non, jamais. Durant toute ma jeunesse, ma mère ne m'a laissé qu'une petite marge de manœuvre, et je n'ai jamais eu non plus le courage de lui désobéir très souvent. Quand j'avais besoin d'un cavalier pour quelque cérémonie, c'était elle qui me le choisissait. Disons que ses goûts et les miens ne se recoupaient guère. Je n'étais pas vraiment attirée par les hommes qu'elle estimait convenables.
— C'est pourquoi tu m'apprécies, remarqua-t-il en se penchant pour lui donner un baiser. Si ta mère me connaissait, elle en frémirait d'horreur.
— Tiens, c'est vrai. Je n'y avais jamais pensé.
Réjouie par cette idée, elle choqua son verre de vin contre le sien.
— Plus tard, quand j'ai commencé à entreprendre des tournées toute seule, mon emploi du temps était serré, et moi j'étais... coincée, dans tous les sens du terme.
Tucker revit leurs récentes étreintes dans la chambre.
— Mouais, fit-il.
Caroline n'aurait jamais pensé qu'un sarcasme pût être à ce point réconfortant.
— Ma sexualité se limitait à ma musique, je veux dire. Et je ne me serais vraiment pas cru du genre à tomber dans le lit du premier homme qui me ferait des avances.
Elle attrapa la bouteille.
— Eh bien, les trente-six heures de ma première répétition avec Luis me prouvèrent le contraire.
Elle haussa les épaules et prit une nouvelle gorgée de vin.
— J'étais subjuguée. Ce n'étaient que fleurs, regards lourds de sous-entendus, promesses désespérées d'amour éternel. Il ne pouvait vivre sans moi, prétendait-il. Son existence était vide avant qu'il me connaisse. Bref, le grand jeu. Je dois ajouter que ma mère l'adorait. Il descendait de la noblesse espagnole.
— Un homme « convenable », en somme.
— Oh, éminemment. Quand j'ai dû quitter Londres pour Paris, il me téléphonait tous les jours, m'envoyait d'adorables petits présents, des bouquets somptueux. Il s'est précipité à Berlin pour y passer un week-end avec moi. Et cela a continué ainsi pendant plus d'une année. Lorsque j'entendais dire qu'il courtisait une actrice en mon absence, ou se compromettait avec quelque demi-mondaine, j'ignorais ces racontars. Je pensais qu'ils étaient dictés par la méchanceté. Oh, j'ai bien eu quelques soupçons, mais quand je me suis hasardée à y faire allusion, il m'a reproché avec colère ma jalousie aveugle, mon caractère possessif, mon manque d'assurance. Par ailleurs, mon travail ne me laissait pas une minute à moi. Je venais juste de signer pour une tournée inopinée de six mois.
Elle redevint silencieuse, toute à ses souvenirs. Elle revoyait les aéroports, les hôtels, les répétitions, les récitals. La grippe qu'elle avait attrapée à Sydney et dont elle n'avait pu se débarrasser qu'à Tokyo. Les discussions houleuses avec Luis. Les promesses, les déceptions. Et la coupure de presse qu'une main anonyme avait laissée traîner sur la table de sa loge : on y voyait Luis serrer la taille d'une superbe actrice française.
— Il serait inutile de ressasser chaque détail sordide, reprit-elle, mais la tournée me parut interminable. Mes relations avec Luis commencèrent à devenir orageuses, et mon moral était au plus bas. Luis et moi avons finalement rompu après une scène abominable, pleine d'accusations et de larmes. C'était lui qui m'accusait, naturellement, et moi qui pleurais. A cette époque, je n'avais pas encore appris à me battre.
Tucker lui prit la main.
— Tu apprends vite.
— Une fois que je me décide, je fais des progrès fulgurants. Il est seulement bien regrettable que j'aie mis près de vingt-huit ans à me décider. Après m'être séparée de Luis, j'ai voulu prendre un peu de recul, mais j'avais déjà accepté de participer à plusieurs événements artistiques, ainsi qu'à une émission spéciale sur une chaîne câblée. Ma santé, cependant...
Il lui était difficile de l'admettre, encore maintenant. Aussi étrange que cela parût, elle se sentait toujours honteuse d'avoir pu tomber malade.
— Eh bien, ma santé s'est dégradée. Et je...
— Attends un peu. Que veux-tu dire par « dégradée » ?
Elle s'agita sur sa chaise avec une mine embarrassée, tandis que ses doigts jouaient avec le rebord de son verre.
— Des migraines. J'en avais déjà l'habitude auparavant, mais elles sont devenues plus fréquentes et plus sévères. J'ai perdu du poids, aussi. J'avais l'impression que ma vie devenait bancale. Ça m'a coupé l'appétit. Et puis j'avais des insomnies qui m'épuisaient.
— Tu ne t'es pas soignée ?
— Je pensais que c'était ma faute, que je me laissais aller. Que je faisais des caprices. Et puis j'avais des responsabilités. Des gens comptaient sur moi. Je devais jouer, pour eux, et jouer bien. Je ne pouvais tout simplement pas...
Elle s'interrompit net, et s'esclaffa.
— Des excuses, oui, comme dirait le sagace Dr Palamo. En fait... je me défilais. J'utilisais mon travail pour me fuir moi-même. Je n'étais pas seulement coincée sur le plan sexuel. On m'avait appris à me comporter en tout « dignement ». C'est-à-dire à ne jamais trahir mes propres possibilités et à soigner mon image. Et puis, aux yeux de ma mère, se sentir mal n'était pas une raison de mal faire, pour une dame. En fait, il m'était plus facile d'ignorer les symptômes que de les affronter. Alors que j'étais à New York en train d'enregistrer l'émission spéciale pour la chaîne câblée, ma mère est arrivée. En compagnie de Luis. J'étais si furieuse, si blessée que j'ai quitté le plateau.
Elle se remit à sourire. Puis le sourire se transforma en une franche hilarité.
— Je n'avais jamais osé une chose pareille auparavant! Furieuse, je l'étais, et blessée, oh oui, mais en même temps, j'éprouvais de la fierté. J'avais soudain pris mon destin en main. J'avais agi impulsivement, sous le coup de l'émotion, et brusquement le monde s'était arrêté de tourner. Ce furent cinq minutes mémorables.
Elle ne pouvait plus rester assise, c'était impossible. Elle repoussa sa chaise et se mit à arpenter la pièce.
— Cinq minutes... Il ne lui en a pas fallu davantage pour se ruer dans ma loge et me communiquer sa version de cet acte de mutinerie : J'agissais en enfant capricieux, me dit-elle, en artiste gâtée, en prima donna. J'ai bien essayé de lui faire comprendre que je m'étais sentie trahie de la voir ainsi m'imposer la présence de Luis, mais elle s'est alors déchaînée —j'étais une brute, une écervelée, une ingrate... Luis était prêt à me pardonner mon entêtement, ma sensiblerie, ma jalousie insensée, et voilà que je le prenais de haut ! Alors, évidemment, je me suis excusée.
— De quoi donc ?
— De tout ce qu'elle voulait, répondit Caroline avec un geste évasif. Après tout, elle ne désirait que le meilleur pour moi. Et elle avait veillé à ce que je l'obtienne. Elle avait tant travaillé, consenti tant de sacrifices pour me donner une brillante carrière !
— Et ton talent? Il ne comptait pas?
Caroline laissa échapper un profond soupir, espérant par là évacuer toute son amertume.
— Elle ne pouvait s'empêcher de réagir ainsi, Tucker. Je suis encore en train d'essayer de l'accepter, et j'y arrive presque. Mais il y a eu une époque où, moi non plus, je ne pouvais m'empêcher de toujours baisser la tête. Luis est venu me voir dans ma suite d'hôtel ce soir-là. Il fut charmant, affable, avec des remords et des explications plein la bouche. Son égarement était dû à mon absence prolongée, disait-il, même si son infidélité à mon égard était effectivement impardonnable. Mais il s'était retrouvé si seul, si vulnérable. Et puis mes soupçons et mes questions n'avaient fait qu'aggraver les choses. Les autres femmes n'avaient été qu'un pis-aller, me jura-t-il.
Elle se saisit vivement de son verre sur la table.
— Peux-tu croire qu'une femme disposant d'un brin de jugeote soit capable de tomber dans un tel panneau ?
— Eh bien... ouais, se risqua à affirmer Tucker avec un grand sourire.
Elle se figea sur place et le dévisagea avec des yeux ébahis.
— Oui, bien sûr, s'exclama-t-elle en riant. Et, comme de bien entendu, je l'ai cru. Il demeurait toujours mon premier et mon unique amant. Peut-être que si je m'étais moi-même compromise dans quelques escapades, je n'aurais pas été si disposée à retomber dans son jeu. Peut-être que si j'avais eu autant confiance en moi comme femme que comme musicienne, je lui aurais montré la porte. Mais j'ai accepté d'oublier tous nos malentendus et de recommencer de zéro. Nous avons même parlé mariage. Oh, d'une manière très vague et réservée. Quand le moment serait favorable, disait-il. Quand les choses se mettraient d'elles-mêmes en place. Et comme il me le demandait, je me suis engagée avec lui pour une nouvelle tournée.
Elle contempla son verre, légèrement étonnée.
— Mais je suis en train de me soûler !
— T'inquiète pas, c'est moi qui conduis. Allez, raconte-moi la suite.
Elle s'appuya contre la tablette de la cuisine.
— Luis dirigerait l'orchestre, et moi je serais sa soliste. Ce serait éprouvant, bien sûr, mais nous serions ensemble. N'était-ce pas l'essentiel? Le Dr Palamo — que j'avais alors commencé à consulter — me l'a déconseillé. Ce dont j'avais besoin, selon lui, c'était de paix et de tranquillité. Je couvais déjà cette petite saleté d'ulcère, vois-tu. Et puis il y avait les migraines, les insomnies, l'épuisement — tout cela dû au stress. Palamo fut catégorique : repartir sur les routes était suicidaire. Je ne l'ai pas écouté.
— Il aurait dû t'envoyer à l'hôpital et te ligoter dans un lit.
— Vous vous entendriez bien, tous les deux.
Amusée, elle but encore un peu de vin.
— Ma mère organisa une réception la veille de notre départ. Elle était là dans son élément. Ce fut son heure de gloire. Elle n'arrêtait pas de faire de fines allusions sur notre « engagement ». Luis approuvait avec force clins d'œil et moult rires entendus. Et puis nous sommes partis. Comme je te l'ai déjà dit, Luis est un chef d'orchestre brillant. Exigeant, irascible, mais incontestablement brillant. Nous avons commencé par l'Europe. Ce fut un triomphe. Au bout de la première semaine, il retournait coucher dans sa propre suite — mes insomnies troublaient son repos.
— Oh, le butor !
— Pas un butor, non, corrigea Caroline avec componction. Une anguille, plutôt. Enfin, je m'en suis accommodée. Professionnellement parlant, il m'était d'un précieux secours. Il me poussait toujours en avant. Il répétait que j'étais la plus grande artiste avec qui il avait jamais travaillé, mais que je pouvais encore m'améliorer. Il allait me modeler, me pétrir au mieux.
— Tu aurais dû lui proposer de s'acheter plutôt une poupée gonflable.
Elle gloussa.
— Je regrette de ne pas l'avoir fait. Tout de même, il faut dire qu'il n'a jamais calculé ses efforts pour me conseiller dans mon jeu. Il s'est trompé seulement dans sa manière de traiter la femme. Entre ses mains, j'ai commencé à me sentir comme un instrument. Un objet à accorder, à astiquer. Un jouet. J'étais si lasse, si dégoûtée de tout, si perdue. Il était terriblement ennuyé de me voir me présenter aux répétitions avec une mine si harassée, si pâlotte. Cela me pesait aussi. J'étais gênée de sentir peser sur moi les regards apitoyés des autres musiciens et des techniciens de la tournée.
» J'ai bien joué, cependant, vraiment bien. L'ensemble de la tournée n'est plus pour moi qu'un tourbillon confus de salles de concert et de chambres d'hôtel, mais je suis sûre d'avoir mieux joué que jamais, et peut-être ne rejouerai-je plus aussi bien de toute mon existence. J'ai attrapé une sorte de virus, là-bas. Je survivais à coups d'antibiotiques, de jus de fruits, de musique. Nous avions alors complètement cessé de coucher ensemble. Il disait que je ne lui donnais tout simplement pas le meilleur de moi-même. Et c'était vrai. Puis il m'a assuré qu'après la tournée nous partirions ensemble quelque part. Alors j'ai vécu là-dessus : la fin de la tournée, nous deux allongés sur une plage au soleil.
» Hélas, je n'ai pas tenu jusque-là. Nous étions à Toronto, aux trois quarts de la tournée. J'étais horriblement malade, et je craignais de ne pas venir à bout du récital qui devait avoir lieu dans la soirée. J'ai eu un vertige dans ma loge. J'étais terrifiée à l'idée de me retrouver paralysée sur le plancher.
— Doux Jésus, Caroline.
Il voulut se lever. Elle l'en empêcha d'un signe de tête.
— Il y a eu plus de peur que de mal. Je n'étais pas impotente, seulement épouvantablement fatiguée. Et puis j'avais une de ces méchantes migraines qui t'obligent à te rouler en boule en pleurant. Alors j'ai pensé à une seule chose : encore un récital, juste un. Je vais aller le voir, lui expliquer, et il comprendra. Je pars donc le rejoindre dans sa loge, et m'aperçois qu'il est, lui, bel et bien couché sur le plancher. Seulement, entre ce plancher et lui, il y avait la flûtiste. Ils ne m'ont même pas vue.
Elle avait prononcé cette dernière phrase à voix basse, comme pour elle-même.
— De toute manière, poursuivit-elle en haussant les épaules, je n'étais pas en mesure d'assumer une confrontation. Alors j'ai joué. Ce fut une prestation divine. Trois bis, le public debout, six rappels. Ça aurait pu durer encore longtemps, mais quand le rideau est tombé pour la sixième fois sur la scène, j'ai fait de même. La dernière chose dont je me souvienne, c'est de m'être réveillée à l'hôpital.
— C'est plutôt lui qu'on aurait dû emmener à l'hôpital.
— Il n'était pas seul en cause. Un des symptômes de ma maladie, tout au plus. C'est moi qui n'allais pas, avec cette crainte maladive de décevoir les attentes d'autrui. Non, ce n'était pas Luis qui m'avait mise dans cet état. J'y étais arrivée toute seule. Et les médecins n'ont plus eu qu'à constater l'épuisement.
Les épaules secouées d'un tremblement convulsif, elle revint vers la table pour se resservir du vin, prenant soin de recueillir les dernières gouttes dans son verre.
— Je m'en suis sentie humiliée. D'une certaine manière, j'aurais préféré m'entendre dire que j'avais une tumeur maligne ou quelque affection exotique. Ils m'ont soumise à une flopée d'analyses; ils m'ont palpée, triturée, examinée — tout ça pour en revenir à ce bon vieux diagnostic d'épuisement aggravé de stress. Le Dr Palamo a pris le premier avion pour venir s'occuper de moi en personne. Il ne m'a adressé aucun reproche. Il m'a simplement prodigué ses soins avec compétence et gentillesse. Au vrai, il lui est arrivé une fois de chasser Luis de ma chambre à coups de pied au derrière.
— Un toast pour le Dr Palamo, s'écria Tucker en levant son verre.
— Il était bon avec moi, d'une bonté qui me faisait du bien. Si j'avais envie de pleurer, il me laissait tout bonnement pleurer. Et quand j'avais besoin de m'exprimer, il était là pour m'écouter. Ce n'est pas un psychiatre; pourtant, et bien qu'il m'en eût recommandé un, c'est avec lui, et lui seul, que je trouvais un grand réconfort à parler. Quand il jugea le moment opportun, il me fit transférer à l'hôpital de Philadelphie. Enfin, ça ressemblait plutôt à ce qu'on a coutume d'appeler une maison de repos. Ma mère, pour sa part, racontait à tout le monde que j'étais partie me reposer dans une villa sur la Riviera. C'était tellement plus chic.
— Caroline, il faut que je t'avoue quelque chose : je ne crois pas que j'aime ta mère.
— Ce n'est pas grave. Elle ne t'aimerait pas non plus. Cela dit, elle a fait son devoir. Elle est venue me voir trois fois par semaine. Mon père m'appelait tous les soirs, même s'il devait me rendre visite le lendemain. La tournée se poursuivit sans moi, et la presse monta l'affaire en épingle. Ma faiblesse fut exagérée. On soutint que Luis entretenait désormais des relations très étroites avec la flûtiste. Notre maestro, lui, m'envoya des fleurs avec des petits mots doux, ne se doutant même pas que je l'avais surpris avec elle.
» Il me fallut trois mois pour être en état de revenir à la maison. Je crois que j'étais encore un peu chancelante. Pourtant, je me sentais plus forte que jamais auparavant. Je commençais à comprendre que j'avais fait mon propre malheur, que j'avais laissé exploiter sans merci un don que j'aurais plutôt dû chérir. Mon talent comme ma vie n'appartenaient qu'à moi seule. Mes sentiments aussi. Seigneur, tu ne peux pas imaginer quelle révélation ce fut pour moi. Mais quand les avocats m'informèrent du legs de ma grand-mère, je sus immédiatement ce que je voulais faire. Ce que j'allais faire.
» Je le dis à ma mère ; elle en devint livide. Et je ne me suis pas contentée de lui tenir tête, Tucker. C'est tout ce que je souhaitais au départ — imposer ma propre volonté —, mais une fois dans ce satané boudoir de duchesse, je me suis mise à hurler, à tempêter, à lui demander des comptes. Après quoi, évidemment, je me suis excusée. Les vieilles manies ont la vie dure ; cependant, je me suis accrochée à ce que je désirais vraiment. Et je suis descendue dans le Sud.
— Vers Innocence.
— Oui, en passant par Baltimore. Je savais que Luis s'y trouvait. On l'y avait invité pour une saison. Je l'avais prévenu de ma visite. Oh, il était tremblant d'émoi, ravi, enchanté. Quand je suis arrivée dans sa suite, j'ai vu qu'il avait commandé un dîner en tête à tête. Je lui ai alors lancé une coupe de Champagne à la figure et je suis repartie aussi sec. Ça m'a fait un bien fou. Lui, en revanche, il était furieux. Il m'a rattrapée dans le couloir. C'est à ce moment que le bonhomme de la chambre d'en face — je n'ai jamais su son nom — est sorti, et qu'il a surpris Luis essayant de me ramener de force dans sa chambre. Il l'a étendu pour le compte.
Les yeux mi-clos, elle mima un direct du droit.
— Un seul coup à cette mâchoire si parfaitement modelée, et voilà Luis les quatre fers en l'air.
— A la santé du monsieur de la chambre d'en face!
— Cela aurait dû me suffire, je crois, mais j'étais encore tellement remontée que j'ai fait quelque chose que je n'aurais jamais osé faire auparavant. J'ai saisi ce monsieur par la cravate — un parfait inconnu, tu imagines? — et je l'ai embrassé à pleine bouche. Et puis, je suis partie.
— Et comment te sentais-tu à ce moment-là?
— Libre.
Elle se rassit en soupirant. C'est alors qu'elle se rendit compte que sa migraine avait complètement disparu. Son estomac n'était plus noué et ses muscles étaient détendus.
— Il arrive encore parfois que je retombe dans mes vieux travers — comme après ce coup de fil. On ne se débarrasse pas d'un coup de tout ce qu'on a été. Je sais toutefois que l'ancienne Caroline Waverly est morte et enterrée.
— Bien, dit Tucker.
Il lui fit un baisemain.
— Je préfère la nouvelle.
— Moi aussi.
Le verre avait laissé un rond humide sur la table. Elle se mit à y dessiner des figures.
— Peut-être que je n'arriverai jamais à me rapprocher de ma mère, reprit-elle. Et ce n'est pas facile à assumer. Mais j'ai découvert autre chose ici.
— Paix et tranquillité?
Elle sourit.
— Tout à fait. Rien de tel que quelques meurtres pour vous calmer les nerfs. En fait…
Elle releva la tête.
— ...je me suis enfin trouvé des racines. Je sais que cela peut paraître idiot, étant donné que je n'ai passé ici que quelques jours de mon enfance. Mais je préfère avoir des racines, même superficielles, plutôt que de ne pas en avoir du tout.
— Elles ne sont pas superficielles, Caroline. Dans le delta, tout pousse vite et profond. Et même quand les gens partent d'ici, ils ne se défont pas totalement de ces racines-là.
— C'est pourtant ce qu'a fait ma mère.
— Non, Caroline, dit-il d'une voix douce. Elle les a simplement laissées pousser en toi.
Il lui prit le visage entre les mains.
— Ce que tu as enduré est odieux.
Elle baissa les yeux.
— Non, regarde-moi, Caro. Je sais bien qu'il y a encore une partie de toi qui cherche à se le reprocher, que tu répugnes à voir que j'en suis, moi ou un autre, désolé pour toi. Mais comme pour ma part je n'ai jamais appris à être « coincé », il faudra bien que tu fasses avec. Je déteste t'imaginer contrariée, malade ou malheureuse. Pourtant, si c'est bien ce qui t'a amenée ici — à cette table-là, juste en face de moi —, alors, finalement, je ne peux pas en être trop désolé.
« Ici, oui, juste ici », songea-t-elle.
— Moi non plus, répondit-elle en souriant.
Elle avait l'air si fragile, songea Tucker. Ses os semblaient si fins, sa peau si pâle. Mais c'était une fragilité trompeuse. Il suffisait de regarder ses yeux. On devinait là des profondeurs insoupçonnées, une force encore latente. Et il souhaitait ardemment l'assister jusqu'au bout dans cette découverte d'elle-même.
— Il faut que je te dise certaines choses, reprit-il. Seulement, je ne sais pas trop comment les tourner.
Caroline lui prit les poignets.
— Plus tard, quand je me sentirai plus stable. Peut-être qu'alors j'aimerai les écouter. Pour le moment, je crois qu'il vaut mieux en rester là.
Jusqu'à présent, pensa Tucker, il avait toujours su se montrer patient. Qu'il était dur, cependant, de patienter quand on se tenait ainsi au bord de l'abîme et que le sol s'effritait sous vos pieds.
— Très bien, dit-il.
Il se pencha une nouvelle fois pour lui donner un baiser.
— Mais je passe la nuit avec toi.
Il sentit les lèvres de la jeune femme esquisser un sourire contre les siennes.
— J'ai bien cru que tu ne me le demanderais jamais.
Elle lui prit la main et se leva.
— Ne m'as-tu pas promis que si je n'aimais pas ta façon de faire l'amour nous essaierions encore?
— Tu n'as pas aimé?
— Eh bien... je n'en suis pas vraiment sûr. Peut-être que si tu me montrais une nouvelle fois, je pourrais me forger une meilleure opinion.
— Cela me semble sensé.
Puis il considéra la table de la cuisine et sourit.
— Et si nous nous y mettions ici même ? lui proposa-t-il en dénouant la ceinture de son peignoir. Nous nous installerions un... zut!
La jeune femme laissa retomber la tête sur son épaule en entendant à son tour la sonnerie du téléphone.
— Je vais répondre, dit-il. Et si j'échoue à la persuader de ne pas s'occuper de nous pour la nuit, tu prendras le relais.
Caroline hésita un instant. Après tout, pensa-t-elle, ce n'était pas une si mauvaise idée.
— Pourquoi pas?
Il lui donna un rapide baiser.
— En attendant, débarrasse-nous cette table, lui lança-t-il par-dessus son épaule.
Elle s'esclaffa.
— Chère grand-maman, murmura-t-elle en ramassant le trépied en forme de coq, j'espère que tu n'en seras pas scandalisée.
Et elle porta verres et bouteille dans l'évier. Bah, se dit-elle, sa grand-mère aurait sans doute aimé l'idée de faire l'amour dans la cuisine!
— Eh bien, ce fut rapide, s'exclama-t-elle en entendant Tucker revenir. Je ne l'ai jamais vue céder si facilement. Qu'as-tu donc...
Les mots moururent sur ses lèvres tandis qu'elle se retournait et avisait la mine de Tucker.
— Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qui se passe?
— Ce n'était pas ta mère. C'était Burke.
Il la prit dans ses bras, autant pour la préparer à la nouvelle que pour reprendre lui-même ses esprits.
— Darleen Talbot a disparu.
Il surprit de nouveau leur reflet dans la vitre. Dans la sombre vitre ouverte sur la nuit.
— Nous allons commencer les recherches dès l'aube, déclara-t-il en fermant les yeux.